- 1 L’Allemagne a pris possession du Cameroun lors de la Conférence de Berlin (1884-1885). Elle perdra (...)
1Le 1
er octobre 1890, embarquaient à Hambourg, à bord du
Petropolis, le Père Heinrich Vieter et sept autres missionnaires de la congrégation allemande des Pallotins. Le nouveau Préfet apostolique du Cameroun et ses compagnons durent supporter vingt-quatre jours de traversée et une violente tempête avant de débarquer à
Kamerunstadt, l’actuelle Douala, sur la côte atlantique de la jeune colonie allemande
1 Refoulés par les missionnaires protestants, ils durent remonter la tumultueuse Sanaga dans une embarcation qui brisa son hélice, les contraignant à débarquer sur les terres du chef bakoko, Toko Ngango. Par chance, celui-ci se montra accueillant et vendit un terrain pour 1200 marks. Le 8 décembre 1890, le Père Vieter y fondait la première mission catholique du Cameroun [Criaud, 1990]. Il fallut encore un demi-siècle pour que les catholiques pénètrent durablement le nord du pays.
2En décembre 1975, un jeune chargé de cours à l’Université, William F. Kumuyi, organisait un camp religieux à Lagos. C’est au cours de ce rassemblement que cet ancien anglican, « né de nouveau », fonda sa propre dénomination pentecôtiste. Deeper Life Bible Church devait connaître un immense succès dans la métropole nigériane [Clarke, 2006]. Des Africains non Nigérians furent convertis et chargés de rapporter le mouvement dans leurs bagages, de retour au pays. En 1991, l’Église Biblique de la Vie Profonde obtenait son autorisation officielle au Cameroun. Portée par des pasteurs ou par la simple circulation des fidèles, elle comptait, début 2000, des antennes jusque dans la pointe sahélienne du pays.
3Moins d’un siècle sépare ces deux épisodes de l’histoire religieuse du Cameroun. Si tous deux abordent le même thème de la diffusion des cultes et des croyances, foyers de création et d’exportation, modes et rythmes des déplacements, acteurs impliqués ont considérablement évolué.
- 2 La « première » mondialisation, culminant avec la colonisation, fut construite par l’Europe [Dollf (...)
- 3 En l’absence de recensement religieux au Cameroun, nous fournissons ici des ordres de grandeur.
- 4 La géographie des religions au Cameroun est plus complexe que le suggère la classique opposition e (...)
4Au Cameroun, comme dans tous les États subsahariens, une « seconde » mondialisation
2 religieuse s’épanouit, ces dernières décennies, qui se traduit par l’implantation et la création locale d’un nombre croissant de nouvelles associations cultuelles, se rattachant principalement à deux mouvances religieuses mondiales : le pentecôtisme, côté chrétien, et le réformisme, côté musulman. En suscitant des reformulations doctrinales et des changements d’allégeances, cette diffusion remet en mouvement une scène religieuse nationale qui s’était structurée, à l’époque coloniale, autour d’un islam malékite ou soufi (environ un quart de la population nationale
3) et d’une douzaine d’Églises catholique et protestantes, issues des missions occidentales (auxquelles sont rattachées à peu près la moitié des Camerounais), dont la répartition géographique se confond largement avec la trame ethno-régionale
4.
5Ce changement religieux rapide, souvent interprété comme un effet conjoint de la dégradation des conditions de vie de la population depuis les années 1980 et de la transition démocratique de 1990-1991, qui a ouvert l’espace public à l’activité de nouveaux acteurs, apparaît également inséparable de l’accélération et de la diversification des mobilités. Les migrations et les circulations, collectives ou individuelles, ont joué un rôle essentiel dans l’importation puis la diffusion des vagues pentecôtiste et réformiste au Cameroun. Ce sont en outre bien souvent des migrants qui, coupés de leur territoire ethnocultuel d’origine, sont apparus les plus enclins à la conversion. Cet ensemble d’interrelations entre changement religieux et transformation des circulations physiques sera ici observé au niveau transnational puis à l’échelle infranationale.
- 5 Pour une géohistoire des premières expansions missionnaires, voir Lasseur (2008).
6Durant les deux décennies qui ont succédé à l’indépendance, le Cameroun a été marqué par l’entrée, sur son territoire, de nouveaux courants religieux dont l’enracinement, l’audience et la visibilité ont considérablement augmenté à partir de 1990. Par rapport à la première époque de pénétration des monothéismes, caractérisée par des vagues missionnaires conquérantes (
jihâdpeul d’Ousman dan Fodio au début du 19
ème siècle puis implantation de missions chrétiennes dans le sillage de la colonisation)
5, d’importants changements se sont opérés dans les logiques et itinéraires de diffusion transnationale du religieux.
- 6 Le terme « pentecôtisme » renvoie à l’épisode biblique de la pentecôte, durant lequel l’Esprit Sai (...)
7Né aux États-Unis au tout début du siècle dernier, le pentecôtisme, protestantisme fondamentaliste et émotionnel
6, s’est immédiatement étendu à travers le monde [Cox, 1995 ; Mayrargue, 2004 ; Willaime, 1999]. Au sud du Sahara, la géographie coloniale a orienté ses axes de diffusion. Apparu dans le monde anglo-saxon, le pentecôtisme s’est d’abord épanoui au sein des colonies britanniques (Nigeria, Sierra Leone, Ghana…), qui servirent de zones d’acclimatation puis de redistribution vers les pays francophones périphériques. Au Cameroun, c’est le grand voisin nigérian qui joua ce rôle de «
plaque tournante » [Fancello, 2003, p. 45]. Lié à des mobilités terrestres, ce glissement vers l’est entretient également un lien de causalité avec les transformations de la géographie politique qu’a connues le Cameroun au cours du 20
ème siècle.
- 7 En 1919, l’Allemagne perd ses droits sur le Cameroun qui est placé sous tutelle de la SDN (1922) p (...)
8Durant les quatre décennies qui précèdent l’indépendance, aucune frontière ne sépare en effet le Nigeria du Cameroun occidental, tous deux placés sous tutelle britannique
7 (carte 1). Entre ces deux territoires contigus, les déplacements sont d’autant plus aisés que le
Southern Cameroon (actuelles régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest) fonctionne comme une sorte de sous-colonie du Nigeria : la majorité des cadres de son administration viennent du Nigeria. Les premières Églises pentecôtistes issues du Nigeria font ainsi, tout naturellement, leur entrée au Cameroun britannique à la faveur de la circulation des hommes de Dieu mais aussi des fonctionnaires, commerçants ou pêcheurs nigérians qui parcourent la région ou s’y établissent.
- 8 Cette Église annonce aujourd’hui 30 000 membres convertis au Cameroun.
- 9 The History of the Apostolic Church in Cameroon, s.d.
9La plus ancienne dénomination pentecôtiste connue au Cameroun, l’Église Apostolique
8, née au Pays de Galles et implantée au Nigeria par des missionnaires britanniques au début des années 1930, est introduite au
Southern Cameroon en 1949, à la suite de la mutation d’un fonctionnaire nigérian à l’hôpital général de Victoria (Limbe). En 1954, ce sont des commerçants de la région d’Uyo (Nigeria) qui apportent cette dénomination à Bamenda. Si, dans un second temps, les missionnaires blancs du Nigeria appuient la construction de bâtiments en dur et l’organisation de campagnes d’évangélisation
9, le rôle des mobilités des membres convertis est fondamental dans la constitution des premières assemblées pentecôtistes en terre camerounaise. C’est là un trait caractéristique du mouvement dont chaque membre converti est investi d’une mission évangélisatrice. La majorité des dénominations pionnières au Cameroun (Vraie
Église de Dieu, Mission du Plein Évangile, Église Frontières Globales…) suivra le même axe de progression, du Nigeria vers le Cameroun.
10En 1961, la réunification des Cameroun britannique et français dans une seule République indépendante permet l’entrée du pentecôtisme au Cameroun francophone (80 %de la population nationale). J.-F. Bayart a raison d’observer, au début des années 1970, que « la construction de la Route de la Réunification[axe Douala-Limbé, achevé en 1973], en développant les communications entre les deux États fédérés, a favorisé la multiplication des sectes » [Bayart, 1972, p. 83]. La circulation entre les deux territoires s’intensifie et ce sont, pour une large part, des Camerounais anglophones qui portent le mouvement vers les régions francophones, à partir des années 1970, prenant ainsi le relais des missionnaires nigérians dans un constant glissement du mouvement vers l’est. Rapidement, ce rôle est endossé par des francophones issus des premières régions converties (Ouest bamiléké, Douala, Yaoundé).
11Après une période de contention du pentecôtisme par les autorités camerounaises, qui se méfient d’un courant dont les membres font preuve d’un intense activisme prosélyte et développent un discours religieux protestataire, les années 1990 sont celles de l’explosion.
12L’instauration des libertés publiques, qui autorise la création de nouvelles associations cultuelles, permet à des pasteurs et évangélistes camerounais, formés au sein des premières Églises nigérianes, de s’en détacher, de prêcher pour leur compte et de former leur propre dénomination. Après 1990, apparaissent ainsi de nombreuses dénominations proprement camerounaises (la Vraie Église de Dieu du Cameroun de Nestor Toukea, l’Église Messianique Évangélique du Cameroun du pasteur Samuel Dallé, la Communauté Missionnaire Chrétienne Internationale du Dr Fomum…) - des mouvements qui engendreront, par la suite, leurs propres schismes. Comme partout, le pentecôtisme progresse sous une forme rhizomatique [Dorier-Apprill, Ziavoula, 2005] : tout individu étant susceptible de recevoir « l’appel de Dieu », chacun peut légitimement fonder sa propre Église, dont le succès dépendra du charisme personnel du fondateur. Le pentecôtisme tend ainsi à se « localiser » à mesure qu’il se diffuse.
13Aux Églises, de taille et d’audience variées, qui ne cessent d’apparaître au Cameroun, viennent également s’ajouter des dénominations issues d’une scène pentecôtiste mondiale de plus en plus polycentrique. Grâce à la porosité de la frontière occidentale du Cameroun et aux médiums communs de communication que constituent la langue anglaise et le pidgin-english, les Églises indépendantes nigérianes restent les plus nombreuses à s’implanter au Cameroun. Comme la Deeper Life Bible Church ou la Redeemed Christian Church of God, elles relèvent d’une nouvelle vague, dite « néo-pentecôtiste », qui promeut un « Évangile de la santé et de la prospérité » et met l’accent sur les pratiques de guérison et de délivrance divines - des traits qui font écho aux préoccupations de lutte contre les dérèglements sociaux du temps (pauvreté, sida, sorcellerie…). À la faveur de la mondialisation, d’autres foyers pentecôtistes majeurs, comme la Corée et le Brésil, envoient également des missionnaires de grandes organisations transnationales (International Youth Fellowship, Église Universelle du Royaume de Dieu).
- 10 Au sein des pays de l’OCDE, la France est toujours le premier pays d’émigration des Camerounais, q (...)
14Sur la scène pentecôtiste mondiale, le Cameroun fait donc plutôt figure de pays récepteur. Le pentecôtisme n’y apparaît pas (encore) comme un mouvement religieux autochtone massif. De jeunes Églises indépendantes camerounaises ont cependant, elles aussi, commencé à essaimer vers l’extérieur, constituant des réseaux transnationaux, modestes mais actifs, qui se superposent à ceux de la diaspora camerounaise établie dans les grandes villes d’Afrique, d’Europe et d’Amérique du Nord. La transnationalisation de ces Églises accompagne les transformations d’une émigration camerounaise qui, depuis les années 1980-90, s’amplifie et se diversifie
10, le Cameroun, en plein marasme politique et économique, n’offrant plus guère de perspective d’ascension sociale [Bahoken, 2005]. De telles migrations jouent un rôle essentiel dans la diffusion « par le bas » des diverses Églises camerounaises, qui assument des fonctions de socialisation et de production de sens auprès de migrants en situation difficile ou en quête de repères et d’un microcosme chaleureux où tous s’appellent « frères » et « soeurs ».
- 11 INSEE, Recensement de la population 2006.
15Le Renouveau Charismatique, équivalent catholique du pentecôtisme, a connu un déploiement similaire. Le prêtre jésuite et exorciste Meinrad Hebga l’aurait découvert dans les années 1970, alors qu’il était professeur invité à Loyola University de Chicago. Lorsqu’il rentra au Cameroun, il fonda la fraternité
Ephphata (1976) qui connut un succès important dans l’espace traditionnellement catholique du Centre-Sud. De petits groupes de prières apparurent très vite dans les milieux catholiques camerounais établis à l’étranger, notamment en région parisienne où vivent 60 % des Camerounais établis en France
11.
16C’est néanmoins au sein de l’Afrique occidentale et centrale que la transnationalisation du pentecôtisme est la plus nette, sous l’effet de la circulation des hommes de Dieu et de l’existence, dans de nombreux pays de la région, de petites communautés camerounaises disséminées qui servent de milieux d’accueil. Cette mobilité régionale permet aux entrepreneurs religieux camerounais de construire leur itinéraire de formation et d’accroître leur rayonnement personnel au-delà des frontières nationales. La formation pentecôtiste, courte et souvent « à la carte », passe fréquemment par des instituts chrétiens établis en Afrique de l’Ouest (la Faculté de Théologie des Assemblées de Dieu de Lomé, les multiples instituts bibliques du Nigeria). La notoriété des pasteurs se voit couronnée par les invitations qu’ils reçoivent à participer aux rassemblements organisés par les Églises « sœurs » des pays voisins. Réciproquement, les campagnes d’évangélisation annoncent ostensiblement, au Cameroun, les évangélistes étrangers, souvent issus du Nigeria et du Congo. L’usage de l’anglais, général dans le monde pentecôtiste, ainsi que le développement des technologies de communication (et de communion) virtuelle, en particulier Internet, facilitent cette circulation.
- 12 À l’époque coloniale, le « réformisme » islamique s’est développé dans le monde arabo-musulman en (...)
- 13 Fondé par Mohammed Ibn Abd al-Wahhab au 18ème siècle, le wahhabisme est la doctrine officielle de (...)
17Le réformisme islamique
12 a lui aussi connu une forte expansion au Cameroun, indissociable du développement de nouvelles mobilités au sein de l’
umma. À partir des années 1970, les
États pétroliers du Golfe persique ont engagé, partout en Afrique, une politique de diffusion de l’islam wahhabite
13 [Otayek, 1993 ; Otayek, Soares, 2007]. D’autres axes de migrations et d’échanges ont toutefois également contribué à ce renouveau islamique.
18L’ouverture de l’islam camerounais aux influences wahhabites a connu une accélération à partir de l’indépendance. Après l’accession à la présidence d’Ahmadou Ahidjo (1960-1982), musulman originaire du nord du Cameroun, des relations diplomatiques sont inaugurées avec l’Arabie Saoudite et le Cameroun adhère à l’Organisation de la conférence islamique (1974). Grâce aux recettes pétrolières, la monarchie saoudienne finance des projets de développement au Cameroun, qui se doublent d’une « coopération » en matière religieuse. Cette da’wa (« appel » en arabe, propagande politico-religieuse proche de la mission chez les chrétiens) se manifeste par la construction de nouvelles mosquées, l’appui au développement d’écoles et collèges franco-islamiques rénovés et la création d’instituts islamiques chargés de former une nouvelle génération de leaders religieux au Cameroun.
19Une telle politique nécessite la mise en place de filières de migration entre le Cameroun et le monde arabo-islamique. Les mouvements se structurent, dans un sens, autour des migrations estudiantines que réalisent de jeunes musulmans camerounais, souvent issus des grandes familles musulmanes du pays, bénéficiaires de bourses d’études (une vingtaine par an) pour l’Université islamique de Médine ou Al Azhar en Égypte. Dans l’autre sens, on assiste à l’envoi de coopérants arabes, surtout égyptiens, vers les nouveaux établissements scolaires et théologiques islamiques. C’est cette double mobilité régulière qui contribuera à la formation, au Cameroun, d’une nouvelle génération d’intellectuels musulmans, arabisants et « sunnites » (défenseurs d’un islam conforme à la Sunna et expurgé de ses « déviances » locales, issues du fond animiste ou du soufisme).
20De retour au pays, cette nouvelle classe de lettrés prend progressivement, au cours des années 1970-80, le contrôle de la majorité des structures islamiques nationales (grandes mosquées, instituts et écoles puis, à partir de 1990, associations et médias) à travers lesquelles elle formera plusieurs générations de jeunes cadres religieux. C’est dire que cette mobilité estudiantine n’est pas tant importante par son poids quantitatif que par son impact sur l’évolution idéologique de l’islam savant camerounais.
21À ces flux organisés s’ajoutent, surtout à partir des années 1980, des mobilités transnationales qui échappent, elles, à tout contrôle étatique. Alors que l’octroi de bourses et de subventions, les dons de billets d’avion pour le Hajj ont été réservés, durant trois décennies, à une élite sélectionnée par l’État par le biais de l’ACIC (Association Culturelle Islamique du Cameroun, unique organisation musulmane reconnue de 1963 à 1990), les mobilités informelles assurent une diffusion « par le bas » d’un réformisme islamique plus populaire et, souvent, plus radical. Certaines de ces mobilités réempruntent des territoires circulatoires anciens ; d’autres sont plus récentes et inédites.
- 14 Le recensement de la population camerounais de 2005 n’ayant toujours pas été publié, il est diffic (...)
- 15 Le Jama’at at izalat al bid’a wa iqamat al sunna (« mouvement pour la suppression des innovations (...)
- 16 Entretiens personnels auprès de deux dignitaires musulmans d’origine haoussa ayant subi des arrest (...)
22Les migrations des groupes sahélo-soudanais d’Afrique de l’Ouest vers le sud du Cameroun, en particulier des commerçants haoussas venus du nord du Nigeria, remontent au moins à l’époque coloniale. Elles correspondent à une forme de migration classique, qui relie des zones enclavées de l’Afrique sèche à des régions côtières où se concentre le développement économique [Lassailly-Jacob, 2010]. Les sècheresses sahéliennes des années 1970, la baisse du coût des transports aérien et terrestre, les difficultés croissantes de migration vers l’Europe ont sans doute contribué à amplifier ces mobilités
14. Ces réseaux marchands transnationaux qui se moulent, côté camerounais, sur l’archipel des quartiers dits « haoussas », présents dans toutes les villes méridionales, ont constitué d’efficaces courroies de transmission, dans les années 1980, de la mouvance islamiste
Izala15. Issue du Nigeria, elle a été véhiculée par les commerçants haoussaphones au Cameroun, qui ont notamment diffusé des audio-cassettes porteuses de prêches violents à l’égard des marabouts soufis et de l’aristocratie musulmane traditionnelle
16. Réciproquement, ce fut un musulman originaire de Maroua qui lança à Kano (Nigeria), dans les années 1970, la secte islamique
Maitatsine, responsable d’émeutes violentes au nord du Nigeria au cours de la décennie suivante. À la même époque, des musulmans maliens installés au quartier Congo, à Douala, et surnommés les « tuniques noires » en raison du vêtement des femmes, ont contribué à propager un message religieux radical qui a circulé d’autant plus facilement parmi la population musulmane de Douala qu’il était énoncé en français, langue commune à presque toute l’Afrique de l’Ouest de confession musulmane.
- 17 Plus communément appelée tabligh, cette organisation est originaire d’Inde où elle a été fondée, d (...)
23Au milieu des années 1980, l’agitation réformiste a entraîné une vague d’arrestations dans les milieux sunnites du sud du Cameroun, qui a débouché sur des emprisonnements voire des exils contraints. Certains Camerounais ont alors trouvé refuge en… Arabie Saoudite, d’où ils ont organisé de nouveaux circuits religieux informels avec le Cameroun ! C’est dans ce pays que réside, depuis, le leader camerounais le plus en vue de l’organisation de la
Jama’at at-tabligh (« société pour la propagation de la foi »)
17.
24Ce mouvement missionnaire, rigoriste et piétiste, a commencé à pénétrer le nord du Cameroun, dans les années 1970, à partir du Tchad et du Nigeria voisins. Les premiers groupes tabligh, venus du sous-continent indien ou du Soudan, sont entrés dans le pays de manière officieuse, en traversant des frontières poreuses. Ils ont recruté quelques volontaires pour étudier la méthodologie du mouvement dans les bases géohistoriques de l’organisation (Inde ou Pakistan). Les premiers à effectuer ce voyage, des Nordistes, ont établi, à leur retour, le centre national des tabligh à Maroua (Extrême-Nord), à partir duquel le mouvement a commencé à s’étendre vers le reste du territoire.
25Dans ce climat d’émulation, de jeunes musulmans camerounais, restés à l’écart de la distribution des bourses pour le monde arabe, ont également entrepris de bâtir leurs propres itinéraires de formation avec l’aide des premières associations réformistes. Au début des années 1990, une dizaine de musulmans bamouns (Ouest) a ainsi pris la route terrestre du Soudan, via le Tchad, pour étudier dans des instituts liés aux Ansar al-sunna, le mouvement wahhabite soudanais. À leur retour, ces jeunes, encouragés par un sultan bamoun en quête de légitimité, ont tenté une entrée dans la classe religieuse bamoun, qui a engendré une lutte d’influence agressive avec les traditionalistes soufis [Lasseur, 2008, pp. 276 et suiv.].
26Les voyages vers le berceau de l’islam, réalisés à l’occasion du Hajj, longtemps terrestres, longs et périlleux, ont également connu une démocratisation sous l’effet de la baisse du coût du transport aérien et de la libéralisation du marché de l’organisation du pèlerinage. Environ 2000 Camerounais le réaliseraient désormais chaque année (source : Ministère de l’administration territoriale). Ce déplacement contribue à véhiculer, vers le Cameroun, de nouvelles connaissances et pratiques islamiques.
- 18 Entretiens personnels, Douala, mai 2004.
27L’ensemble de ces mobilités, dont les quelques exemples mentionnés n’épuisent pas la diversité, montre que, à l’instar de ce que l’on a pu observer dans le champ chrétien, la mondialisation religieuse actuelle ne doit pas être vue sous l’angle unique d’importations orchestrées par une seule puissance extérieure. Sur la scène islamique mondiale, les centres missionnaires n’ont cessé de se diversifier et entrent en concurrence. Face à cette offre religieuse, les Camerounais sont pleinement acteurs, comme le montre l’apparition de nombreuses associations islamiques locales, depuis les années 1980, qui permettent aux musulmans d’exprimer une diversité de sensibilités et de nouer des réseaux d’alliance, variés et changeants, vers un étranger pourvoyeur de fonds. Certains musulmans ont récemment tissé des liens privilégiés avec l’Iran, suite à l’entrée remarquée du chiisme à Douala, en 1999, sous l’impulsion d’un banquier de l’agglomération. D’autres, critiques à l’égard de la
da’wa menée par l’Arabie Saoudite et l’Iran, préfèrent se tourner vers les communautés musulmanes de France. C’est après un voyage dans ce pays qu’El Hadj Mbombo Ibrahim Moubarak, imam et entrepreneur à Douala, a par exemple créé le Centre culturel islamique de Douala (2001), un centre autonome qui diffuse la littérature de la maison d’édition française
Tawhid 18.
- 19 64% de la population camerounaise a moins de 25 ans [Seignobos, 2006, p. 82].
28Des mobilités transnationales diverses et nombreuses, de moins en moins contrôlées par les appareils religieux et politiques traditionnels, mais indissociables d’une multiplicité d’itinéraires et de projets de vie individuels, contribuent finalement à faire entrer le Cameroun, en tant qu’acteur, dans une mondialisation religieuse caractérisée par une compétition généralisée entre des centres névralgiques éclatés, à la hiérarchisation mouvante. Sur cette scène, la migration n’a pas uniquement, à l’égard du fait religieux, une fonction de « véhicule ». Entendue comme rupture, elle contribue aussi fréquemment aux conversions personnelles. Nombreux sont les pentecôtistes et musulmans réformistes camerounais qui, coupés de leur territoire ethnocultuel d’origine, disent s’être convertis au cours de séjours à l’étranger, dont l’objet initial pouvait être ou non religieux. La perspective de la migration peut, par ailleurs, constituer une motivation supplémentaire à la conversion pour de jeunes Camerounais
19 à la recherche d’«
échappées » [Rosny, 2002] d’un quotidien souvent difficile.
- 20 221 lieux de culte sur 388 au total (relevés personnels, 2006).
29Entre 1992 et 2003, 471 nouvelles associations religieuses ont requis, au Cameroun, leur autorisation auprès du Ministère de l’administration territoriale. En l’absence de recensement religieux, le poids des fidèles relevant de ces nouveaux courants reste difficile à établir. L’influence croissante de ces derniers se lit dans la densité exceptionnelle de leurs lieux de culte, visible dans toutes les villes importantes du pays : à Yaoundé, la majorité des établissements religieux (certes, les plus petits) relève désormais de nouvelles dénominations
20. Elle s’exprime également, en négatif, par les interventions régulières des clergés établis, qui mettent en garde les autorités et les fidèles contre la « déferlante » des « sectes ».
30L’expansion spatiale du réformisme et du pentecôtisme sur l’ensemble du territoire camerounais frappe en effet par sa rapidité. Trois types de mobilités, d’échelles spatiale et temporelle variables, y ont contribué : les migrations internes, responsables de la concentration croissante de la population dans les villes depuis un demi-siècle, l’explosion des circulations, que favorise la mise en réseau du territoire national par les pôles urbains et le développement des transports collectifs privés, enfin, les mobilités proprement missionnaires que mettent en œuvre des mouvements religieux caractérisés par leur prosélytisme.
- 21 Dans le même temps, la population nationale a plus que triplé : 5,3 millions d’habitants en 1960 [(...)
31Entre 1960 et 2010, la population urbaine a plus que décuplé au Cameroun, passant de 20 à 58 % de la population nationale
21. Cette «
révolution urbaine » [Pourtier, 2001, p. 150], essentiellement alimentée par les migrations internes, a bouleversé la géographie de la population nationale mais aussi celle des religions.
32L’urbanisation a eu pour corollaire la redistribution spatiale des fidèles de toutes obédiences et leur mise en contact, porteuse de nouvelles compétitions, dans les centres urbains, tout particulièrement dans les plus importants (Yaoundé et Douala, qui abritent chacune plus de 2 millions d’habitants, et les métropoles régionales). Alors que les Églises historiques ont dû s’adapter en édifiant de nouveaux lieux de culte urbains qui permettent de prolonger l’encadrement, en ville, de la communauté ethno-cultuelle, les associations réformistes et pentecôtistes se sont, elles, d’emblée affirmé comme des mouvements urbains, capables d’accompagner les mutations socio-spatiales en cours.
33Porteurs de valeurs jugées progressistes (individualisation de la conversion plutôt qu’adhésion identitaire héritée, valorisation du travail, de l’argent et de la famille nucléaire…), grands utilisateurs des technologies modernes de communication (télévision, radio, Internet…) et des langues véhiculaires (français et anglais) comme idiomes cultuels (alors que les religions traditionnelles, même en ville, continuent d’utiliser largement les langues vernaculaires), ces courants religieux recrutent leurs fidèles dans tous les groupes ethniques et sociaux. Leur implantation privilégiée dans les villes ne doit rien au hasard puisque leur développement au Cameroun est contemporain de l’urbanisation du territoire. La géographie du pentecôtisme et du réformisme colle étroitement à la hiérarchie du réseau urbain, ces mouvements se diffusant essentiellement de villes en villes, des grandes aux petites, et touchant plus marginalement et plus récemment les mondes ruraux.
- 22 Les prédicateurs des années 1980 témoignent encore de ce qu’ils nomment « les persécutions » (gard (...)
34Une fois sorties de leur berceau anglophone, dans les années 1960, les Églises pentecôtistes pionnières ont généralement suivi les axes routiers et la pyramide du maillage urbain pour se diffuser, gagnant d’abord les villes de l’Ouest (en contact direct avec la zone anglophone) ainsi que Douala et Yaoundé, puis s’étendant, à partir des années 1980, vers les métropoles régionales de l’intérieur (carte 1). Cette expansion spatiale, d’abord freinée par l’État
22, a pris une nouvelle vigueur dans les années 1990, où les nouvelles Églises ont commencé à pénétrer les chefs-lieux de départements puis les villages. Aujourd’hui, les Églises indépendantes naissent essentiellement au sein des grands foyers urbains que constituent Douala et Yaoundé, à partir desquels elles s’étendent vers l’arrière-pays.
Carte 1. Le pentecôtisme au Cameroun : axes et pôles de diffusion
Carte établie par Maud Lasseur.
- 23 Plus importante Église pentecôtiste du Cameroun (60 000 membres convertis), elle bénéficie de l’ap (...)
35Ce mode réticulaire et hiérarchique d’expansion géographique, qui tranche avec celui des missions chrétiennes de l’époque coloniale, contraintes, dans leur progression spatiale, par les difficultés des déplacements et les discontinuités socio-linguistiques, est lié au fait que la progression du mouvement pentecôtiste est inséparable des mobilités géographiques, plus ou moins spontanées, de ses adeptes. À l’exception de quelques dénominations qui, comme la Mission du Plein Évangile
23, ont les moyens de planifier leur extension nationale en installant des pasteurs-missionnaires salariés, la plupart des dénominations pentecôtistes s’appuient sur les mobilités résidentielles et professionnelles de leurs membres pour s’étendre sur le territoire.
36Le pentecôtisme place en effet la responsabilité de l’évangélisation dans les mains de chaque converti. Ses membres sont des militants zélés qui prêchent au cours de leur vie quotidienne. Le bureau, la classe, le marché… constituent leur « champ de mission ». Dès lors, les mutations géographiques des fonctionnaires, les mobilités circulaires, liées aux vacances scolaires, des élèves et étudiants, les déplacements continuels des entrepreneurs et commerçants constituent des vecteurs de diffusion essentiels. Le fait que les « églises-maisons » (églises organisées au domicile des fidèles) soient la forme la plus courante de l’assemblée pionnière témoigne de cette dissémination au gré des mobilités des convertis.
37L’histoire locale du pentecôtisme démarre ainsi fréquemment avec l’arrivée d’un professeur de lycée, d’un colonel ou d’un agronome « né de nouveau ». Il s’installe en ville, organise son « église-maison », d’abord composée de sa famille, à laquelle vont s’agréger des voisins ou des collègues. Le pasteur-missionnaire arrive ensuite, lorsque l’assemblée a pris un peu d’envergure. Une véritable église urbaine (« église-mère ») est alors construite et la croissance de l’œuvre peut s’amorcer vers la périphérie, de la grande ville à la petite et de l’urbain au rural. Bien souvent, c’est encore un simple membre de l’église-mère, converti en ville, qui rapporte son Église dans son village d’origine. Comme le disent non sans humour certains pentecôtistes, « nos Églises sont des Églises portatives » : leurs antennes ouvrent (et ferment) au gré des mobilités des fidèles qui les font vivre.
38De fait, les Églises pentecôtistes sont fréquemment établies dans les quartiers de migrants (quartiers « sudistes » au nord du pays, quartiers « anglo-bamilékés » au sud), au point qu’elles sont souvent considérées, par les populations locales, comme des « Églises d’allogènes » – même si, assez vite, les autochtones peuvent en former la majorité des membres convertis.
39Jusqu’à une époque récente, l’évolution de l’islam camerounais s’est confondue avec celle des principales cités soudanaises de tradition islamique. Maroua, Mora, Ngaoundéré et, dans une moindre mesure, Garoua, ont été largement marquées, dans les décennies 1970-80, par le tournant « wahhabite » lié au retour des diplômés du monde arabe et à leur intégration (non sans tension) dans les structures religieuses régionales. Dans le lamidat de Maroua (grande chefferie islamique contrôlée par les Peuls), huit imams sur dix officiant dans les grandes mosquées du vendredi sont aujourd’hui issus de l’Université de Médine ou de l’Institut islamique de Maroua, créé en 1971 sur financements saoudiens. Dans la moitié méridionale du pays, les musulmans, liés à des groupes socio-spatiaux minoritaires (quartiers « haoussas », chefferies islamisées desGrassfields, des pays bamoun et bafia), se sont au contraire longtemps montrés discrets. Avec les migrations vers le sud, ces équilibres se voient largement modifiés.
40L’installation de nombreux musulmans, issus du Nord du pays mais surtout de l’Ouest et du Nord-ouest, dans les agglomérations du Sud forestier a contribué à faire de Yaoundé et de Douala les nouveaux pôles de la modernité islamique au Cameroun. Dans ces métropoles, où se trouvent les plus grandes universités et l’essentiel du marché de l’emploi, les citadins musulmans ont tissé de nouvelles sociabilités transethniques, sont entrés en contact avec les ONG réformistes arabes qui s’implantaient à proximité des ambassades, ont créé de nouveaux associations et médias après 1990 et ont, finalement, pu exprimer leurs aspirations à une nouvelle modernité islamique dont ils seraient partie prenante.
41Dans les années 1984-1992, période de bouillonnement politique au Cameroun, les villes du sud ont été traversées par une vague d’agitation réformiste, animée par des jeunes sans responsabilité dans l’encadrement religieux traditionnel : sécessions de groupes créant leurs propres mosquées « dissidentes », prêches virulents des Izala, marches à Yaoundé en 1992, conflits entre sunnites et tijanites à Mbalmayo en 1993 et à Foumban… La circulation des commerçants musulmans haoussas et bamouns aurait contribué à véhiculer le mouvement sunnite d’une ville à l’autre du sud du pays. Des commerçants-prédicateurs, comme El Hadj Oumarou D., expliquent avoir prêché dans toutes les villes où leurs activités commerciales les menaient et avoir noué des relations avec tous les petits groupes sunnites du sud (entretiens personnels, décembre 2003). Les associations réformistes, qui commençaient alors à apparaître avec le soutien de la da’wa arabe, se sont chargées de drainer les dons issus du Golfe, permettant de financer la construction de nouvelles mosquées sunnites, la publication de journaux islamiques ou l’organisation de séminaires de « sensibilisation » sur l’islam dans diverses localités urbaines.
42Le mouvement sunnite s’est aujourd’hui tempéré et structuré en associations et ONG reconnues par l’État, qui sont majoritairement basées dans les métropoles nationales. Yaoundé, cœur de l’Église catholique au Cameroun, abrite désormais la plus grande mosquée d’obédience wahhabite du pays – le complexe islamique de Tsinga, don de l’Arabie Saoudite, inauguré en 1997 – et le siège de la plupart des associations réformistes nationales (JIC : Jeunesse Islamique du Cameroun, CAMSU : Cameroon Muslim Students’ Union …) et des organisations caritatives arabes (World Assembly of Muslim Youth, African Development Foundation, Al Haramein …). Douala, la cité portuaire de tradition baptiste, condense, de son côté, la minorité musulmane urbaine la plus nombreuse et la plus cosmopolite du pays. Ouverte sur le monde (elle possède le premier aéroport international du pays), la métropole économique constitue la principale porte d’entrée par laquelle pénètrent les nouvelles voies islamiques au Cameroun (Ahmadiyya, chiisme).
43À partir de ces bases urbaines, les cadres des associations réformistes mènent souvent des actions en direction de leurs régions d’origine (construction de mosquées, écoles, orphelinats…). Mais ils cherchent également à accroître leur aire de rayonnement en établissant un canevas de représentations régionales. Les liens interrégionaux sont ici favorisés par l’emploi de l’arabe, médium de communication transethnique dans les milieux réformistes, et par la solidarité qui s’est tissée, dans les universités nationales et arabes, entre des musulmans issus de groupes ethniques variés.
44Outre les modes d’expansion spatiale liés aux mobilités à ressort non religieux, les nouveaux courants islamiques et chrétiens se déploient en organisant des mobilités à visée explicitement missionnaire. Campagnes d’évangélisation chez les pentecôtistes et da’wa chez les musulmans constituent les formes principales de ces déplacements visant à la conversion ou, plus exactement, à la re-conversion des Camerounais. Dans un pays qui n’est plus majoritairement païen, groupes pentecôtistes et réformistes travaillent à la ré-évangélisation et à la ré-islamisation de leur propre famille religieuse (et, accessoirement, à la conversion de populations restées païennes), sans trop empiéter, jusqu’à présent, sur les espaces respectifs de chaque groupe. Cette caractéristique explique que les tensions intra-religieuses, opposant anciens et nouveaux clergés de chacun des monothéismes, soient plus fréquentes et plus vives, dans le pays, que les compétitions proprement inter-religieuses [Lasseur, 2008].
45Chez les chrétiens pentecôtistes et évangéliques, certaines campagnes d’évangélisation peuvent atteindre des dimensions considérables. Il en est ainsi de l’opération « Cameroun pour Christ », initiée par l’AEA (Association of Evangelicals in Africa), une organisation inter-dénominationnelle dont le siège se situe à Nairobi. Dans chaque pays, les Églises membres de l’AEA lancent des campagnes d’évangélisation systématique, qui concernent chaque année un secteur géographique particulier avec, pour objectif final, la couverture intégrale du territoire national. Des Églises camerounaises ont mené ce type de campagne, entre 1996 et 2001, au sein d’espaces chrétiens et païens du nord du pays. Six jours par an, les évangélistes ont sillonné les secteurs qui leur étaient attribués, avec pour but de toucher absolument tous les foyers de tous les villages. Porte-à-porte, prêches sur les marchés et dans les rues, annonces à la radio et à la télévision, visionnage de films, distribution de littérature religieuse : tous les moyens de diffusion ont été sollicités. Pour atteindre les zones les plus enclavées des monts Mandara, des missionnaires américains auraient même circulé en hélicoptère.
46Le « quotidien » des Églises pentecôtistes est cependant tissé de campagnes d’évangélisation à la fois plus modestes et fréquentes. « Dans chaque église,explique le pasteur Michel B. de la Mission du Plein Évangile, on a un groupe spécialisé, chargé de l’extension de l’église (…). Toute une logistique est déployée : camion, tente, matériel de sonorisation… On choisit un groupe d’une quinzaine de personnes, avec des jeunes, qui part un long week-end (…) ou le temps des vacances dans une brousse. Il s’y installe, campe dans le village. Il commence la campagne dans un bâtiment public ou sur la place du village. Musique, prêches, guérisons et délivrances spectaculaires… J’ai vu un aveugle recouvrer la vue, un impotent se lever au cours de telles campagnes qui sont toujours des moments intenses de manifestation du Saint-Esprit. Et les résultats sont spectaculaires. En quatre jours, on peut gagner la moitié d’un village ! » (entretien personnel, 10 juin 2004). De telles campagnes d’évangélisation ont également lieu fréquemment dans les villes, où ce sont alors les fidèles des Églises établies qui sont visés…
47L’islam n’a pas une telle tradition missionnaire mais l’« appel » auprès des musulmans connaît une nouvelle vigueur. Si la JIC et la CAMSU, chargées de la prédication en milieux scolaire et universitaire, disposent aujourd’hui d’antennes dans tout le pays, le mouvement tabligh s’est spécialisé dans la mission itinérante. Les missionnaires disposent d’une méthode efficace pour toucher le peuple musulman. Ils circulent à pied, en suivant le réseau des mosquées existantes qui constituent, pour eux, à la fois des sites d’hébergement, des tribunes de prédication et des lieux stratégiques à conquérir.
48L’activité essentielle des tabligh se structure autour de la « sortie » (khourouj) : se lancer sur les routes en petits groupes dans le but de prêcher. Le groupe « qui sort » entre dans chaque mosquée qu’il rencontre et s’y établit pour quelque temps, avec l’autorisation de l’imam, y prêchant durant la journée, après la prière, et y dormant la nuit. Ces sorties peuvent durer trois, dix, quarante jours ou quatre mois, selon la disponibilité et les moyens financiers de chacun, qui détermineront la durée de la mission et la distance parcourue. L’appel que le groupe tabligh lance aux musulmans durant ces sorties est non seulement de retrouver la voie du « vrai » islam et de se conformer, dans la vie quotidienne, au modèle du prophète, mais c’est aussi une invitation à s’engager tout de suite dans la da’wa, « mission suprême de tout musulman sur cette terre ». « Dans chaque site où le groupe passe, raconte Ali T., membre dutabligh à Maroua, […] on demande des volontaires pour s’engager immédiatement : sortir trois à dix jours pour apprendre comment on prêche. Puis, quand ils ont appris, ils restent pour travailler à leur niveau et le groupe continue son voyage (…). C’est comme ça que le travail s’étend » (entretiens à Maroua, mars 2004).
49Les tabligh ne se contentent pas de passer dans les mosquées. Ils cherchent à les « convertir » et à étendre le réseau des « mosquées de da’wa ». Chacune d’elles est un « centre » (markas) au cœur de trois cercles de mobilité missionnaire.
50À l’échelle de son quartier, la mosquée de da’wa est un foyer de réislamisation de la communauté locale. Les « frères » s’y retrouvent quotidiennement et s’occupent, un soir par semaine, de faire du porte-à-porte dans le quartier pour rappeler aux musulmans leur « engagement ».
51Le groupe tabligh organise également des « sorties » périodiques vers les mosquées voisines non encore touchées. Cette mobilité régulière permet d’étendre le maillage régional des mosquées de da’wa.
52De temps en temps, le groupe local peut s’associer à d’autres pour organiser des « sorties » plus lointaines. Le centre national, à Maroua, gère les déplacements à l’échelle du pays et au-delà. Difficile à connaître avec précision, le nombre des mosquées de da’wa avoisinerait 35 à Maroua. Des groupes tabligh existeraient dans treize autres villes, du nord au sud du pays.
53Les nouveaux courants cultuels s’affirment, à la fois, comme des produits et des acteurs de la mobilité. Structurés en réseaux concurrents dans un espace articulé par les villes, ils retravaillent, au Cameroun, la marqueterie des identités et pouvoirs religieux territoriaux, hérités de la première époque missionnaire. Les migrations et circulations, diversifiées, participent finalement d’un renouvellement religieux foisonnant, lié à la fois à la mondialisation, à l’urbanisation et à l’individualisation, trois phénomènes qui recomposent largement les sociétés africaines contemporaines. Ces mutations autorisent un rapprochement avec le modèle de la société mobile des nations du Nord, selon une trajectoire africaine d’évolution dans laquelle religieux rime avec modernité.